Histoire de Le gré
Les gosses m'appellent Mickey
Et
dire qu'étant gosse, je détestais prendre mon bain. Rien que l'idée
d'aller sous la douche ou tout simplement un gant de toilette savonneux
sur mon visage me donnait envie d'aller voir ce qui se passe dans un
pays voisin.
Mais aujourd'hui, à l'heure où je vous parle, prendre un bain est pour
moi une source inépuisable de satisfaction, de relaxation et de
méditation.
J'ai acquis et installé récemment une toute nouvelle baignoire, avec les
bulles, les jets, et tout le saint-bazar, mais bon, là n'est pas
l'essentiel, de plus, ce genre de bidule reste encore trop bruyant à mon
goût, beaucoup de fonction à user avec modérations.
Non, ce qui m'a le plus plu dans ce nouvel achat c'est avant tout, ses
mensurations : à savoir deux cents centimètres de longueur sur cents
vingt de largeur, autant vous dire tout de suite que l'on ne s'y sent
point à l'étroit. On y est confortablement installé pour peu qu'on se
mette dans le bon sens, les moulures pour la nuque ainsi que la colonne
et les accoudoirs ne m'offrent qu'une seule et unique position. Ensuite,
ajouter à cela un éclairage tamisé et un doux album d'ambiant en
sourdine, c'est un bonheur complet.
Pour le moment je suis toujours au bureau, je ne serais de retour chez
moi que dans deux bonnes heures, sauf, bien sur, si embouteillage il y a
! J'ai presque bouclé mon planning de la journée, chose qui m'arrive
rarement à cette époque de l'année. On arrive en été, et le soleil
brille de mille feux. C'est dur dur de rester enfermé, pourtant il y a
de grandes fenêtres, on a une très belle vue ! C'est la première chose
que le patron m'a dit quand il m'a fait visiter les bureaux de l'agence
:
« Et regardez-moi cette belle vue, pour stimuler votre créativité ! Ce
n'est pas parfait ça ! ».
Quoi ! C'est bien une réflexion des gens de la ville ça ! D'accord, on
voit très loin, très, très loin, c'est vrai, mais c'est la ville ! Le
périphérique, les usines, les immeubles et tout le toutime, c'est très
laid. Et en plus de cela on ne voit quand même rien, les stores sont
baissés pour empêcher la chaleur d'entrer, les fenêtres fermées pour
empêcher les bruits de pénétrer. Et l'air conditionné tourne à mac.
Y a rien à faire je serais bien plus productif en travaillant chez moi,
je n'ai peut-être pas une vue sur cinquante kilomètres de béton mais par
contre, de ma fenêtre je peux voir les arbres, les champs, de la verdure
quoi ! C'est tout autre chose ! Et puis de toute manière je ne vois pas
en quoi j'aurais besoin d'aiguiser ma créativité, quand je vois les
contrats que l'on me file, me refourgue.
C'est moi qui reçois les travaux les plus pourris, ici ! Je suis en
train de finaliser le bon à tirer d'un toute boîte « Fruits et légumes
», y a pas moins valorisant comme tâche. Quand je vois la Sonia, cette
greluche bête comme une prune, elle se voit confier les plus beaux
contrats de l'agence, les plus gros clients. Tout ça parce qu'elle parle
comme dans une sitcom sur les chaînes de télévision française et vient
travailler habillée comme une pute.
Ce genre de fille qui prend des notes en regardant l'émission du samedi
soir présentée par Thierry Ardisson.
Une nana qui se croit perpétuellement dans une télé-réalité américaine,
en live over the day, usant des même répliques, ne prenant aucunes
positions qui n'en valent pas la peine, se mettre en valeur, toujours se
tenir esthétiquement à son avantage, toujours sous son meilleur profil.
Mais ce qui me fait le plus marrer c'est le fait qu'elle ne consomme que
des produits hautement médiatisés, comme si ses pots de yaourts maigres
conditionnés en pot de terre cuite pseudo artisanal de cinq centilitres,
vendus par pack de huit, allait lui faire fondre la cellulite qu'elle a
sur les cuisses.
C'est le gros syndrome de la dégénérescence du vingt et unième siècle,
les gens qui paraissent intéressants, priment sur ceux qui le sont
vraiment, c'est à vous couper les bras.
Elle est là, devant moi, la Sonia se trémousse en agitant les bras,
faisant de grands gestes pour mieux argumenter ses grandes idées devant
Monsieur Dousberg, PDG de Ultra-Electro-House ; Une importante chaîne de
magasins implantés un peu partout en Europe.
Quand il règne une agitation frénétique dans le bureau, comme
maintenant, moi, pour échapper à cette éruption de conneries, je vais
sur la page web de la RTBF, et j'écoute CLASSIC 21, ainsi l'atroce
impression de rater quelque chose dans ma vie se dissipe peu à peu.
C'est ma méthode à moi pour ne pas me lever et aller l'étrangler.
De plus son spot publicitaire et sa pub-press ne sont pas des plus
originales, elle a simplement repris des vieilles images illustrant une
ménagère des années soixante dans sa cuisine de la même époque, avec
comme slogan « fini les années soixante ! Venez chez Ultra-Electro-House
! »
C'est pathétique ! Tellement conventionnel ! Et quel boulot de
créativité, c'est de l'inédit, du jamais vu.
Et le Dousberg, complètement abruti par le décolleté presque bronzage
intégral qu'il a juste sous le nez. En fait, en voyant cette scène, je
ne sais plus trop bien si la Sonia essaye de faire signer ou éjaculer
Monsieur Dousberg, ça prète à confusion. Moi, j'ai fini pour
aujourd'hui, j'ai solutionné mon problème de courgette en promo à deux
euros vingt cinq le kilo, j'éteins tout, je remballe tout, et je me
casse.
Comme d'habitude je refuse la coupe de mousseux de signature de contrat,
et je pousse la porte du bureau, prétextant qu'on m'attend de bonne
heure à la maison, réunion familiale, je serais bien resté avec vous,
mais les obligations sont les obligations, et bla bla bla.
Ainsi, je pris la route pour me rendre à mes obligations, qui ne sont
autre que deux cent litres d'eau frémissante et thermoréglée par rapport
à mon corps, une merveille, la température de l'eau aussi.
Je suis certain que si la Sonia aurait à réaliser la campagne pour une
baignoire comme la mienne, elle insisterait pour être la fille à poil
qui se palabrera dedans. Je vois déjà ça d'ici, déambulant comme une
starlette dans la salle de bain muni d'une simple serviette éponge, pour
ensuite la faire tomber au pied de la baignoire, et avec ses airs de
Lolita de quarante ans vanter les mérites du produit, en soufflant sur
des petits paquets de mousse.
Bon, assez rêvasser, concentrons nous sur la route, j'ai pas envie de
faire partie des statistiques, ni que l'on parle de mon véhicule à
l'info trafic.
Je suis sur le ring, qui porte d'ailleurs très bien son nom, je préfère
largement le terme « ring » ou terme « périphérique ». A cette heure de
la journée on pourrait même dire « arène de combat », ce ne serait pas
exagéré.
On peut y croiser toutes sortes d'usagers de la route, ceux qui ont le
temps, ils ne sont pas pressés et ils le montrent. Ceux qui sont
pressés, ils le montrent mais, moins longtemps. Ceux qui sont pressés
parce qu'ils travaillent, ils le montrent et ils le crient par la
fenêtre. Et ceux qui s'amusent, ils ont le temps mais ils roulent comme
s'ils étaient pressés.
Selon les jours je peux me retrouver dans une des quatre catégories
d'usager, aujourd'hui chose rare, je ne sais pas dans quelle colonne me
classer, peut-être créer une cinquième:
-L'usager de la route qui est pressé d'aller dans sa baignoire, mais
roule cool.
En y réfléchissant bien, il est vrai c'est un peu dérisoire ce qui
m'entend, une cuvette d'émail.
Je pouvais très bien être presser de rentrer parce que j'aurais une
femme et qu'elle m'attendrait, pour le quatrième anniversaire du gamin
qu'on aurait eu, ça se serait un truc qui vaut vraiment la peine d'être
pressé de rentrer.
Je descends intérieurement, à longueur de journée la Sonia, mais en y
réfléchissant bien, si ça se trouve, elle doit avoir très bon dans son
petit monde fait d'arc-en-ciel et de paillette.
Elle a une vie de famille elle, un mari, deux fillettes, un chien et le
jardin clôturé qui va avec. On est vendredi soir, elle va faire un
crochet par chez sa mère rechercher ses deux gamines tellement adorables
et si bien élevées, pour ensuite aller garer son monospace dans l'allée
de sa villa clé sur porte.
Sa voisine lui apportera le colis Yves Rocher qu'elle ne sait pas
réceptionner parce qu'elle travaille, elle, alors le facteur dépose chez
la voisine, c'est un peu normal, elle est au chômage, elle. Le mari, en
bon père de famille aura préparé le barbecue pour que Sonia puisse se
détendre un peu avant que les invités n'arrivent, un couple fort
similaire, ils vont pouvoir se rassurer mutuellement en se disant qu'ils
font tout mieux les uns que les autres.
Oui, voilà, l'adorable époux aura tout préparé, la laitue printanière,
les brochettes faites soi-même parce que c'est mieux que celle du
magasin, on peut embrocher ce qu'on veut dessus. Il aura sorti les
sauces du frigo, vingt-deux au total, et aura peut-être même fait couler
un bain à sa Sonia chérie.
Ou alors elle n'en à rien à foutre de rentrer dans sa pourrie baraque
qui ressemble à toutes celles de la rue, allez retrouver son mari qui ne
fait aucun effort pour ressembler à Brad Pitt, bouffer des brochettes
carbonisées, avec un couple de ringard que ne parle que d'eux.
Elle se réjouit peut-être de prendre un bain finalement, elle se fout du
reste si ça se trouve, elle ne veut même pas y penser rentrer chez elle,
et préfère aguicher les collègues du bureau avec deux coupes de
champagne dans le nez.
Enfin, cette dernière hypothèse me semble moins plausible que la
première, c'est une fille heureuse, cela se voit ou alors elle cache
très bien son jeu, ce qui m'étonnerait, je l'aurai déjà remarqué, je lis
dans cette fille comme dans un livre ouvert, elle est trop prévisible.
C'est peut-être moi finalement, qui suis jaloux, qui suit le problème.
Moi qui n'ai jamais vécu comme tout le monde.
Moi qui suis toujours resté en retrait de la société.
Moi qui me force tous les jours afin de paraître sociable.
Moi qui a toujours été moins qu'un autre.
Moi qui aie tiré sur ce cordon électrique de friteuse à l'âge de cinq
ans.
Moi qui me suis pris deux litres d'huile bouillante dans la gueule.
Moi qui me suis retrouvé dans une baignoire d'eau froide, avec un visage
qui n'avait d'un visage, que le nom, et des mains qui ne touchent plus,
qui ne savent plus prendre.
Les gens me font peur, c'est ça le problème, le problème, et non pas «
mon » problème, parce que ce champ de mine, cette face de rat. Ca pose
problèmes à tout le monde. C'est laid à voir, et ça fait faire des
cauchemars aux gosses.
J'ai toujours un masque de Mickey sur moi.
FIN
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