Nouvelle de Michel Hoëllard
Lizio s'extirpe de sa nuit ; quatre ou cinq maisons
engoncées sous les arbres. Tout du long, l'averse fuit. Brume d'automne
et le reste du temps, les pluies en rideau sur les toits.
Le jour reste sombre. Du brouillard effrange entre chaumières et rais de
lumière. Rosée. Les pierres brillent. Le sable est comme foré de gouttes
et une vache en fin de sommeil se retourne. Corbeaux. Picorant le
silence.
Par la voie romaine bordée de haies, Soaz s'en vient. Elle mène son vélo
d'une main. Le vent la surprend et chasse les fumées jusqu'aux nuages.
Elle est passée par la Croix Neuve pour éviter l'éboulis des carrières
d'ardoise. Serrant ses lèvres comme pour une moue ou un baiser, elle
émet un sifflement très doux. A l'instant, son vieil épagneul s'avance.
Il trottine tranquille, exactement comme s'il n'y avait pas de rapport
entre lui et la petite. Quand même, une caresse sur son museau ranime sa
queue courte et le dos blanc roux "fait la vague". Tous les
contours s'éclairent.
Tous deux entendent les cloches d'aube du bourg et Soazig se signe sans
y penser.
La demi-douzaine de foyers s'éveille. Bruits de vies. Le vent est tombé.
Soaz dénoue son fichu et se le glisse en travers des épaules. Du coup,
sa chevelure reprend volume, laissant gonfler des mèches aussi rouges
que son chien.
La dernière cloche s'éteint.
Nul ne sait d'où s'en vient le vent. Ni où il court. Juste il cogne les
murs derrière lesquels on dort. Juste qu'il siffle sur les rêves,
fouette les haies et affole les cheveux de filles.
Sur la lande, la pluie piétine. Se fixe. Pleure presque. Le matin permet
d'en distinguer le rideau immobile. Immobile comme la fillette qui
guette l'instant flou que choisira l'averse pour s'éloigner ou, plus
certainement, revenir ici.
Moi, j'avais la bouche toute sèche à force de la garder ouverte comme
une idiote en surveillant la pluie. Je ne me souviens pas de tout. C'est
bien ce qu'il pleut bien quand on n'est pas dessous et puis, je suis
arrivée devant chez Reine et comme chaque jour, j'ai accoté mon vélo sur
le mur où s'accroche la vigne morte. Fridu le chien, il me faisait ses
yeux d'amadou. La buée sortait double de ses naseaux. Je suis ensuite
allée à la porte en m'étonnant qu'elle soit fermée de dedans. Mais elle
est vieille aussi et puis la pluie ne lui est pas toujours aimable et
elle gonfle tout le matin. Je n'ai rien dit au chien. Il sait ces
choses. Il m'a conduite où je voulais, dans le courtil. Comme une porte
exprès, les ronces à cet endroit s'ouvrent pour le passage. On n'entre
jamais autrement sur ce côté de la maison. C'est là qu'on remise la
brouette quand elle ne sert pas et que rouillent des fourches hors
d'usage.
Marchant au long du mur, je les ai vite aperçus. Deux gars en vestes et
qui tiraient les corps d'Erwan et sa Yolande par les pieds. Sur l'herbe
qui pousse par là et où, après midi, paissent nos moutons, ses cheveux
de fille glissaient tous drôles en ondulant. J'ai compris vite et j'ai
eu peur. J'avais ma respiration toute dure, mes frissons aussi. Je me
suis cachée du mieux possible contre les ronces. Laisser glisser. D'une
main tenant mon chien au sol. Ils n'ont pas pu me voir. Je crois pas.
Elle s'aplatit à même la terre et son sein gauche s'écrase contre une
pierre qu'on a un jour disposée là contre la boue. Elle ne voyait plus
rien des autres. Ne les entendait pas non plus. Parlaient-ils? Et pour
se dire quoi?
Avec régularité, le souffle du Fridu courbait une paille moisie et
perdue comme tant d'autres à la dernière moisson. Soaz sentait l'odeur
de pluie, l'odeur du chien.
Au fait des choses de la guerre, elle songeait à s'éloigner, rampant à
reculons. Fridu avait bien compris qui lui-même se tournait sans bruit
et sans se dresser sur ses pattes. La fillette glissait son corps dans
la boue avec mille précautions. Chaque mouvement, chaque effort dénudait
ses jambes. Sa robe retroussait ou plutôt elle, Soaz, s'extrayait du
vêtement collé au sol comme un cocon de chenille. Ses cuisses maigres
formaient deux ombres laiteuses entre le jour et la boue et la fourche
est tombée dans un fracas sonore. Brutalement dessus le muret. A peine
on découvrait sa bordure de culotte. Le boucan la pétrifia. Panique ou
pour faire diversion, c'est ce moment qu'a choisi Fridu pour bondir et
s'enfuir grand galop vers la forêt où campe la pluie. Où la pluie
guette, qui ne sait que pleurer comme une folle, quand elle se vide, la
pluie, comme une folle pleurant pour rien.
J'ai bien vu qu'il voulait m'aider en partant avec ce raffut. Mais ça
n'a servi de rien. Les deux hommes étaient déjà là. Je voyais bien leurs
bottes lacées avec la fourrure par dessus. Sentais leurs yeux. J'aurais
voulu cacher mes jambes. Je commençais de m'affoler quand, dans celui
qui se tenait en retrait, j'ai reconnu le fils Scaërin. Peut-être j'ai
voulu lui parler. Peut-être un peu sourire. Le même banc d'école avait
servi pour Le Scaërin et pour mon frère. La même année. Peut-être un
sourire oui, ma figure torchée de sa boue, mes cheveux salis bien remis
dans le dos. Que s'est-il passé après? L'autre type a parlé. Quelques
mots doucement que je n'ai pas compris. Ni du breton, ni du français non
plus. Jamais entendu. Que s'est-il passé? J'en sais trop rien. Rien du
tout. Cette douleur dans mon ventre et puis rien. Cette douleur pour
mieux disparaître.
Juste avant d'évanouir, j'ai quand même bien senti le pipi entre mes
cuisses. Ça m'a bien consolée ce chaud, beaucoup et puis très vite, plus
rien, je dis, partie.
Vraiment rien de ce qui s'est passé puisqu'on est venu chez moi, après,
je veux dire chez Reine, pendant que moi, j'étais au lit, figée et mes
mains jointes par ce chapelet de nacre que mon frère, justement, m'avait
offert sur mes treize ans, au tout début de cette guerre. Au lit donc,
bizarrement et installée sur l'édredon en plume d'oie, dessus oui, comme
pour être mieux vue avec le chapelet de mes treize ans, que même après,
mon frère est parti. Je sais plus où. Avec son fusil. Je sais même pas
si je le reconnaîtrai.
Les voisins sont tous venus à défiler muets comme des carpes sans raison
pour mon petit bobo du ventre mais ça vaut mieux, parce que s'ils
savaient pourquoi on m'a fait ça, ils se le garderaient quand même pour
eux. Je vois bien comme ils sont, embêtés avec leurs mines et leur air
d'avoir un secret et moi, j'ai cette envie de me lever, comme à la
messe.
Les deux gars se redressèrent pour entendre le chien s'enfuir, qui ne se
cachait pas du tout, menait grand bruit et couinait dans sa fuite de
gibier trouillard.
La Yolande morte s'étalait par terre. Toute désarticulée et rhabillée à
la va-vite, on aurait dit une poupée de son dont personne veut plus.
Dans le potager d'à côté, il y avait Soazig pliée par sa trouille, par
le rythme de sa trouille qui la martelait au sein, juste sur le froid
d'une pierre. Elle restait là, sans presque respirer, aux aguets, l'oeil
énormément agrandi comme pour voir au travers du ciment de terre sèche
dont on scelle les muretins en Bretagne. Elle prenait même un peu, des
coudes, le risque de se redresser. Elle commençait à deviner la présence
alertée des hommes quand l'un qui s'approchait pattes de loup, la vit
ainsi toute retroussée par la boue qui colle à la peau exactement comme
le rire muet -elle voyait parfaitement se plisser son visage mal rasé-
de l'autre qui portait une mitraillette au long de sa cuisse.
Il était dans les six heures du matin.
L'aube encore fraîche caressait ses jambes transies. Ils venaient sur
elle. Les deux. La gueule de l'arme la redressait. Et eux là,
effrayants, tout debout, ils ignoraient encore le poids de leur silence.
On raconte n'importe quoi. Ils m'auraient mise à mal pour se venger.
Possible mais de quoi? De qui?
Il se peut -on dit ça pareil- que les soldats cherchent des filles mais
pourquoi ce jour-là m'a fait ça sans me le dire quand je le regardais à
travers le rideau de pluie.
Je revenais seulement. Toute contente du Fridu, de travailler encore un
jour pour ma vieille Reine et de la pluie, peut-être. Non. Pas ça. Pas
de la pluie. Ce serait mensonge de dire que j'en étais contente. Fridu
n'aime pas plus la pluie que moi et tout le monde ici sait bien de
quelles colères il est capable, à aboyer contre le ciel pendant des
heures, et de quelles virées sans fin quand elle dure trop.
Ils sont venus sur moi. Chacun son tour. Chacun son ombre.
Portant leur feu roulant dans mon ventre et puis, merci à Jésus, car
s'ils ont continué leur besogne, j'ai vite pu disparaître. Souffrant
plus, j'ai pu m'évanouir en fumée sous le vent. Je me rappelle juste des
pierres qui me raclaient le bas du dos.
Après, ils ont pu repartir, mission remplie, continuant de se taire
entre eux, mitraillette alors sur l'épaule, à pas se parler, leurs mains
dans les poches.
Ils sont repartis. Comme pour Fridu. Va savoir où? Quand même, moi je
remercie le ciel d'avoir pu m'échapper comme en courant comme lui, le
chien.
Pour un jour seulement, les brumes se fixèrent sur Lizio. Dans la forêt,
les frondaisons se découpaient en bleu trouble et la boue, brillant
entre les bicoques, isolait sur son courant les pâlis d'ardoise plus
sombres, disposés pour marcher à sec.
Jusqu'à l'aube d'après, les voisins sont passés. Certains sont même
restés plus longtemps que d'autres et leurs visages semblaient se
résigner. Un ou deux pleuraient en reniflant. Jusque là, les cierges ont
fondu dans la pièce où dormait Soaz, cadrant le lit bien ciré de leurs
lucioles.
Dans la nuit, des voix de vieilles marmonnaient de répétitives litanies
et, toute la nuit poussée jusqu'à l'aube, jusqu'à ce qu'il s'en revienne
crotté et sali de boue, personne, comme Soaz savait si bien faire avec
son corps fermé et son regard inquiet, personne non, personne n'a paru
tracassé par la virée de son Fridu.
mhoellard@libetysurf.fr |