Conte-5021

Catégories Auteurs Récompenses Actualité Statistiques

 

Conte de Hervé Poirine, France

 

C’était la première fois que je rentrais dans ce café qui ressemblait à tous les cafés, avec son zinc, ses clients du matin, mal réveillés et ingurgitant des petits noirs, des thés, ou des ballons de rouge, avec son patron essuyant d’un geste absent des verres derrière le comptoir et écoutant de manière détachée les discussions qui foisonnaient autour de lui.

Je m’étais assis à une table, en retrait des autres consommateurs, et j’observais sans intérêt les gens qui peuplaient ce lieu en sirotant une tasse d’un grand café chaud.

Puis mon regard s’arrêta sur un homme, assis lui aussi à l’écart des bandes d’habitués.

Il était grand, la cinquantaine, bien mis, rasé de prêt : tout en lui indiquait une distinction naturelle et on sentait bien qu’il n’était pas assis là pour s’enfiler une boisson rapide avant de se rendre à son travail.

On sentait qu’il avait le temps.

Il avait trois livres posés sur la table devant lui et en compulsait un au moment où mon regard s’arrêtait sur lui.

Parfois, il prenait des notes sur un calepin, redressait la tête, pensif, et retournait à ses bouquins.

Ce qui me surpris, ce fut sa manière de lire : il suivait du bout des doigts chaque ligne, comme s’il était aveugle et lisait en braille, mais je savais, pour avoir déjà vu ce type d’ouvrage, qu’il ne s’agissait pas de cela.

Je ne sais pourquoi, j’étais intrigué par cet homme, mais ce jour-là, je n’avais pas le temps de m’attarder.

Je revins le lendemain matin, et je fus heureux de voir que mon lecteur assidu était présent, lui aussi.

Je passai encore mon temps libre à l’observer, sans rien dire.

Je revins ainsi tous les jours, et je devins vite un habitué des lieux, le patron ainsi que quelques clients me saluaient comme une vieille connaissance et je rendais leurs saluts à toute cette population affairée.

Je tentai un sourire vers l’homme au livre lorsque j’arrivai à saisir son regard, sourire qu’il me rendit.

Puis, peu à peu, je m’installai plus près de lui.

Ayant remarqué les couvertures des livres et les auteurs, je fus surpris par ses choix littéraires : il y avait là un roman de Buzzatti, en italien, un livre pour enfant en anglais, un livre en chinois ou japonais qui restait mystérieux pour moi, n’ayant pas pratiqué cette langue, et un roman de Boris Vian en français.

Je ne comprenais pas cette diversité mais je supposai qu’il devait y avoir un lien dans tout cela et que mon lecteur devait avoir une connaissance accrue des langues étrangères.

Sur son calepin s’étalaient non pas des notes, mais des dessins, des images à peine compréhensibles.

Le lendemain, je décidai de lui parler : je pris comme prétexte le Boris Vian, que j’avais lu, pour l’aborder.

« C’est un chouette roman, que vous lisez là ! » lui dis-je.

Son beau regard se leva vers moi et me sourit. Sa réponse fut pour la moins inattendue.

« Mais je ne lis pas, Monsieur, car je ne sais pas lire. »

Ma surprise le fit sourire, sans ironie. Il continua :

« Voyez-vous, Monsieur, je n’ai jamais pu apprendre à lire, et j’ai toujours regardé les livres comme des choses sacrées auxquelles je n’avais pas droit.

Et puis vint le temps où je me décidai à ouvrir un bouquin, par pour comprendre le sens des mots qu’il y avait dedans, j’en étais incapable, mais pour voir, pour regarder, et depuis j’observe les livres différemment.

Je pense, Monsieur, que si vous lisez, jamais vous n’avez regardé les livres comme moi. Je vais tenter de vous expliquer.

Les livres, pour moi, sont des peintures : regardez ces lignes qui se mêlent, ces mots qui s’entremêlent, ces espaces, ces points, ces traits, tout cela forme une peinture involontaire, des images que vous ne voyez pas, des visages, des paysages, des chemins, tout ce qu’un lecteur de mots ne peut pas voir.

Tenez, celui-ci est en chinois et forme des images complètement différentes de ce livre écrit en anglais et dont les polices sont plus épaisses et donnent donc des dessins différents.

Ce sont ces dessins que je m’évertue à reproduire sur ce calepin, oui, vous pouvez regarder, et qu’ensuite je peins chez moi. »

Je passai en revue ses croquis et fut surpris par tant de beauté qui se dégageait, et je fus jaloux de lui de pouvoir voir des choses qu’il m’était impossible de regarder.

Nous parlâmes encore un bon moment avant qu’il ne me propose de m’emmener dans son atelier.

Ce fut un choc pour moi : des œuvres exceptionnelles couvraient les murs de cette pièce claire, des œuvres dont le sens pouvait échapper à n’importe qui ne sachant pas d’où leur inspiration venait.

J’étais ébahi.

Il me dit encore :

« Voyez-vous, Monsieur, si j’avais appris à lire, aujourd’hui, je serais comme vous, et je ne m’intéresserais pas aux dessins contenus dans les livres, mais aux mots. Quand je me suis rendu compte de cela, j’ai décidé de ne jamais apprendre à lire. »

Cela s’est passé il y a des années, et mon ami peintre est mort sans jamais avoir connu la gloire. Il m’a laissé en souvenir l’œuvre qu’il avait peinte d’après le roman de Boris Vian, du moins d’après ce que lui en voyait, et elle est juste au-dessus de mon bureau.

Depuis, quand j’ouvre un livre, je le regarde différemment, comme si à l’intérieur, il y avait des choses cachées, et je me suis surpris à acheter des livres dans toutes langues du monde pour y découvrir ces lignes et ces courbes que lui voyaient.

Mais ma connaissance des mots me frustre de ce plaisir, et jamais je n’ai pu ressentir en totalité ce que lui avait à l’intérieur, et parfois je regrette d’être aussi savant et de ne pas savoir, malgré tout, regarder.

 

Accueil Editions Partenaires Nous rejoindre

 

Mise à jour ; 12 mars  2005   Copyright © 2004, Les éditions Mélonic